Des fourmis dans les jantes - Episode IV
On dirait le SudAu lendemain de ces tragiques événements, je me lève tôt. Dans la fraîcheur de l’aurore, le monde a recouvré sa pureté. Désarmé par cette innocence, je m’abstiens d’uriner sur la tente de mes voisins.
Sète
L’aube est un bon vestiaire pour celui qui part en pèlerinage. Car sur la route du Tarn je dois honorer un vieux rendez-vous. Passer par Sète et aller me prosterner sur la tombe de Brassens.
La Mash grimpe facilement au cimetière marin, qui tient autant de la nécropole que du solarium huppé où se reposent en paix Paul Valéry et Jean Vilar. Les tombes sont alignées face à la mer, transats d’une plage privée concédée à perpétuité. Après avoir méthodiquement perquisitionné les lieux je constate : Brassens n’est pas ici.
Incrédule, je réécoute fiévreusement la Supplique pour être enterré à la plage de Sète et découvre mon impardonnable erreur. Georges est au cimetière de la Corniche ! « Juste au bord de la mer, à deux pas des flots bleus » est-ce psalmodié.
« En continuant le boulevard Joliot-Curie sur 1250 mètres et après le rond-point de l’Europe tournez à gauche », aurait-il quand même pu ajouter. La poésie n’interdit pas la précision.
Après cette séquence mystique, je nous lance, Georges in my mind, vers les environs de Toulouse. Je repère sur la carte l’étroit bras de terre qui relie Sète et Agde, digue naturelle séparant la Méditerranée de l’étang de Thau. Littéralement, une route maritime. Imaginant le pont de terre jeté entre deux eaux, je frémis à la sensation de progresser les pieds secs au milieu de la mer. Dans la roue de Moïse, prophète routard.
Hélas. La route est un couloir hérissé de palissades, plus proche des murs anti-bruit du périph que des espoirs sous-entendus dans les plis du papier Michelin. Ça m’apprendre à confondre la Carte et le Territoire.
Carcassonne
Nous mettons le cap sur Agde. Puis pénétrons en terre de Biterre. La D5 hésite entre les Cévennes et le Canal du Midi. Ici commence le véritable Sud, qui brûle et qui cogne.
Lorsque l’on chevauche, on ne sent pas les degrés s’additionner subrepticement. Mais à chaque halte, j’écume sous mon blouson. Il me faut également penser à protéger mon visage du soleil, en particulier la chose qui naguère fût un nez et carbonise le milieu de ma figure.
À l’arrêt, contact coupé, on découvre ce que la mélodie du moteur ne laissait entrevoir : la torpeur et le silence. Le soleil fige la garrigue sous sa commanderie caniculaire. Nulle bestiole d’humeur à guerroyer. Les mammifères lézardent, les oiseaux s’assoupissent comme des loirs. Seules à se manifester, des AG de cigales acclament cette trêve.
Le mopeur qui croit malin de défier cette chape thermique s’expose à subir toute la rigueur des lois naturelles. D’insolence à insolation, il n’y a que deux pieds.
Déjà mon sens commun se consume dans cette fournaise. L’indolence. La chaleur. Le Sud. C’est un endroit sec comme une rasade d’Ouzo. Un endroit qui ressemble à la Louisiane. À l’Italie. C’est cela. Des paroles me reviennent. (On dirait le Sud / Les taux durent longtemps / Et le vice sûrement / Plus d´un million d´annuités… / et toujours endettés...)
Heureusement, Carcassonne vient à notre rescousse, ombre salutaire promise par des murailles larges comme des bénédictins.
Guillaume, le patron de Crédence Pasteur, recommande de faire reposer homme et machine toutes les deux heures. Car si j’ai bien compris son exposé, je crois que la Mash dispose d’un système de refroidissement à air, avec un tube monté dans le prolongement d’une chose raccordée à un composant. En tout cas, cela signifie qu’en ce moment elle est présumée se refroidir avec de l’air. Chaud.
L’arrêt s’impose.
La moto a d’ailleurs bien mérité sa photo devant les remparts de Carcassonne, joyau de l’art français de la guerre de religion. Sauf qu’un sergent de ville accourt pour m’interdire de faire des images. Il éructe qu’en piétinant le parvis, je foule aux pieds ses prérogatives. M’assène que j’ai peu de temps pour battre en retraite et que dans mon dos déjà une caméra est en train de me braquer. La rengaine n’est pas nouvelle ici : verbalisez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens.
Cuq-Toulza
Le relief est de retour. Ici plus que jamais, on monte au village. On Montastruc. On Montolieu. Et même on Montaigu (comme à Roméo-sur-Juliette).
La Mash Seventy-Five est une machine de confiance. Celle-ci atteint un tel degré entre le motard et son engin qu’il se rend bien vite compte qu’il ne la dirige pas plus qu’il ne la conduit : au mieux, il la copilote.
De ce fait elle n’a pas de jauge à essence. Le mopeur néophyte surveille craintivement l’accumulation des kilomètres et voit derrière chaque station-service l’oued de la dernière chance. Chaque fois j’accomplis ce rituel : je retire le porte-carte aimanté avec la gestuelle scrupuleuse d’un laborantin déplaçant une éprouvette aux arômes de variole. Je déverrouille le bouchon et, immanquablement, découvre un réservoir encore largement gorgé. La sobriété de la bête est extraordinaire. Celle qui me conduit est décidément celle qui ne boit pas. En lui administrant 14 litres de boisson énergisante, elle repart pour facilement 400 km de cambrousse dépeuplée.
La Mash Seventy-Five, ou le vaisseau du désert français.
Après avoir croisé quelques hommes en bleu et dépassé une poignée de caravanes, nous arrivons à Cuq-Toulza, oasis sise quelque part à l’est de Toulouse. Pénétrant dans un sérail en pierres du XVIIe siècle, j’arrive chez Caroline, Ludovic et leur frère Aymeric, l’ami subsaharien. Ainsi qu’une communauté de vacanciers entretenus venus sabrer le cubi et immoler des guirlandes de merguez.
Surprise : Guillaume, le patron de Balance Mister, est là aussi, descendu avec la très indiquée Royal Enfield Classic Desert Storm. Trop heureux de me mettre le grappin dessus.
Je m’attendais à un contrôle technique salé : j’assiste à bilan de santé complet. Il lit dans les sillons des disques de freins les lieues accomplies. Écoute les pulsations du moteur, prend la pression des pneus. Avec pudeur mais intransigeance, il soulève mon porte-carte pour vérifier la virginité de la peinture du réservoir. Le diagnostic m’est favorable : on ne m’ôtera pas la garde de la petite.
Guillaume démystifie aussi quelques aspects de mon voyage. Par exemple il m’explique que si la plupart des motards échangent des saluts entre eux, les conducteurs de BMW réservent ce geste aux seuls BMistes. Et que les œillades que m’adressent les autos en clignant des phares sont, certes, un hommage rendu à ma fière allure de mopeur. Mais elles seraient aussi un signe connu d’absolument tous les usagers de la route visant à m’avertir que deux gendarmes embusqués dans le prochain virage font du tir à trois points avec nos permis.
Je rappelle le camping de la C., et tombe sur Herr Gérant.
- Alors avez-vous retrouvé mes lunettes ?
- Ach oui che les ai retrouvées.
- Vous pouvez donc me les retourner ?
- Ach oui mais afant fous devez me payer les frais. Car touchours pareil, on enfoie et après les gens ne paient chamais.