La Mash débarque en Ardèche, au paradis des motards
Vers les gorges profondes
Lapalisse, Roanne, Montrond-les-Bains. Saint-Étienne. Chaque agglomération conquise vaut victoire d’étape. Le soleil vient enfin saluer notre arrivée en paraphant de son reflet mon cadran, soudainement solaire.
Le motard a ce trait commun avec le skieur : il donne dans l’héliolâtrie. La couverture nuageuse lui est un gâche-métier. Motard et skieur ne savourent pleinement leur piste qu’à travers cette transcendance qui unit l’observation et le mouvement. Une sorte d’extase contempl’active, qui survient lorsque une lumière enveloppante vient déverser sur chaque chose la douceur chatoyante de ses rayons mordorés. Même si en fait on est ébloui et qu’on a mal aux fesses.
La pin-up cylindrée est une starlette qui fait son cinéma. Le décor de la traversée se réfléchit sur le métal chromé du phare, à l’instar de la bobine de film défilant devant le projectionniste. Je voyage sur un ciné-club qui repasse en boucle la séquence motocyclée de la « Grande Évasion ».
Coupable distraction. Derrière nous, la programmation a changé. On annonce Duel à l’affiche.
Le temps d’un coup d’œil à gauche, un semi-remorque écumant a investi mon rétroviseur.
Il se rapproche. Plutôt, il charge. Il ne sert à rien de fuir, car c’est une question de chevaux : un poulain de l’année ne sème pas un attelage de percherons.
C’est le moment d’appliquer le réflexe de survie que m’a prodigué Guillaume, patron de Séquence Master: rester à droite, mais du côté gauche de la partie droite, donc pas si loin du milieu et du…
Menfin, le conseil ?
Le camion lui, est déjà sur nous, nous dépassant avec la quiétude d’un volcan en éruption. Dans une décharge tellurique il crache fumée et gaz, fait trembler la route et affole l’univers. Un interminable défilé d’essieux flanque ma gauche, me laissant jouer les funambules, à l’équilibre entre le fossé et sa pachydermie.
Le monstre est à présent devant nous. Il obstrue mon champ de vision, à la manière d’un immeuble de congés payés venu taquiner l’horizon d’une villa bauloise. Je ne vois plus ni panneau ni virage. Tandis que la Mash et moi souhaitons garder nos distances et laisser s’éloigner le nuage de gazole, le volume d’air bousculé par sa masse en mouvement crée un fantastique appel qui nous ramène à lui. Irrésistiblement, comme une sirène piège le marin en son bobinard subaquatique.
Sauf que dans le cas présent, la sirène est Nénesse, cube cholestérique de 130 kilos bien déterminés à enchaîner l’aller-retour Paris-Valence dans la journée. La seule queue de poisson qui pointe ici est celle de ses dépassements ombrageux.
Nous en sortons finalement indemnes. Et décidons que le moment est venu d’emprunter les petites routes pacifiques.
Vernoux-en-Vivarais
Le relief se relève ; le vent en fait autant. Le moteur s’exprime différemment face à la pente et aux rafales, et je découvre que malgré ces gêneurs, la Mash révèle un nouveau pan de sa personnalité. Elle aime la randonnée.
La décontraction revient. Les localités prennent des noms rigolos. Nous passons Saint-Bonnet-le-Froid. Sur la route de Sainte-Amibe-la-Crève, en direction de Saint-Bacile-lès-Tuberculeux.
À la première à gauche en sortant de la Haute-Loire, nous traversons Montfaucon-en-Velay, puis Lalouvesc.
Voici les routes de l’Ardèche, circuit posé entre les cimes à l’usage des motards. On les perçoit le temps d’un salut, on ne les entend que la fraction du croisement, dans un bruit de bourdon supersonique. Vvzzoum.
En Ardèche des départementales suspendues toisent des gorges profondes, s’immiscent dans des forêts dénivelées en bordure desquelles des autochtones délicats ont posé des villages pierreux. Ce qui remplace assez agréablement les réclames pour energy drink en vigueur sur les autres circuits.
La majesté tranquille du panorama invite à tendre l’oreille sur les harmoniques de la moto. C’est moins un cylindre qu’un piano. La pédale des vitesses permet à chaque pression de redescendre d’une octave et de retrouver sa sonorité de baryton. La route est une portée sur laquelle la Mash libère des notes, toutes en variations en fonction de l’environnement immédiat. Le vvvVvvvVvvvvV résonant sur une glissière ininterrompue cède le pas au cadencement ntic-ntic-ntic-ntic-ntic d’une clôture.
Cependant, un son inédit m’interroge. La tonalité n’est plus la même. La vitesse non plus d’ailleurs. Comme disaient les conducteurs sous la deuxième révolution industrielle : j’ai un bruit.
En effet, m’arrêtant je découvre l’ensemble de mon paquetage effondré sur le côté droit. Ça a dû jouer. Il n’est plus retenu que par les efforts désespérés de l’araignée qui appelle à l’aide. Fidèle araignée, qui supplie mais ne rompt pas.
L’équipement remis en selle, je mets le cap sur Vernoux-en-Vivarais. La route s’insinue entre les montagnes, cathédrales minérales qui font du voyage une procession. Elles sont les uniques monuments de concorde entre Catholiques et Protestants, qui ont eu ici des discussions théologiques tendues.
J’arrive sur le plateau à Vernoux-en-Vivarais avant de terminer ma course à Sonier, pour me faire admettre à la table de Delphine et Jean-Baptiste. Ému, je vois les enfants affamés acclamer la Mash, ou alors est-ce le dîner que son arrivée vient d’annoncer. Puis les gamelles débordent de victuailles désapprouvées par le spécial anorexie du ELLE de juillet, et le rosé vient irriguer les retrouvailles et l’amitié.
Bien après le coucher du soleil, en défaisant mon paquetage, je découvre que mes lunettes de vue manquent à l’inventaire. Et je comprends vite où je les ai oubliées.
Au camping de la C.
Je les appelle, trouve au bout du fil Frau gérante, qui m’explique que « mein mari a vu votre lunette, mais lui nicht être izi ».
Une angoisse naît.
« – Mais fous pouvez appeler lui sur telefon lui me rassure-t-elle.
Je pressens que tout s’arrange.
Notez bien son numéro : c’est le null sechs, zwölf, dreiundzwanzig, achtundvierzig, zweiundsechzig. »